Trouvé ce matin une interview de Joichi Ito, chef visionnaire/utopiste de Creative Commons. Je ne peux que vous inviter à lire la suite.
Changement d’époque aux Creative Commons (CC), où Joichi Ito a succédé en avril au promoteur de la « free culture » Lawrence Lessig. Le professeur de droit de Stanford convaincu que les lois traditionnelles du copyright entravaient le partage et la circulation des savoirs à l’ère d’Internet a lancé cette alternative en 2001 (adapté dans 47 pays dont la France depuis le 19 novembre 2004). Elle met à disposition des artistes, des scientifiques, des auteurs, un système souple de protection permettant à chaque auteur de définir lui-même les règles d’usage qu’il considère acceptables. Le nombre d’œuvres sous licence CC est estimé à 130 millions.
Ce passage de témoin annonce une nouvelle phase. Joichi Ito, qui remplace le visionnaire Lessig, est d’un tout autre profil. Pionnier de l’internet au Japon, entrepreneur et investisseur dans des start-up innovantes (comme Last.fm, Flickr, Twitter, Six Apart…), impliqué également dans de nombreuses associations comme Global Voices ou la Fondation Mozilla, Ito s’est donné pour mission de généraliser l’application de ces licences en simplifiant leur utilisation.
A l’Ars Electronica, festival autrichien qui observe l’impact des technologies sur l’art et la société, vous évoquiez les limites de la propriété intellectuelle ?
Joichi Ito. Si on se réfère à l’histoire, le copyright a été mis en place pour protéger un éditeur contre un autre éditeur. L’usager lui ne copiait pas les livres avant l’invention de la photocopieuse, il les lisait, les empruntait, les prêtait. Avec Internet, quand on lit un livre, on le copie, quand on donne un livre, on le copie. Chaque utilisation implique une copie. Le copyright s’est étendu pour inclure tout le monde. Durant la révolution industrielle puis à l’ère des multinationales, l’entreprise est devenue l’unité principale de l’innovation, de la création et de la production, le copyright faisait sens alors parce qu’il garantissait leur protection.
L’arrivée d’Internet a tout bouleversé. La baisse des coûts de communication, de la participation et de la collaboration a soudain donné la possibilité à toute une nouvelle catégorie de personnes, les amateurs, de créer de la valeur dans ce processus. Avant, c’était très difficile pour un amateur de créer de la musique, faire de la recherche, de publier ses travaux, il n’était pas un participant viable dans l’économie et le système culturel.
On peut comparer ça à l’époque où les femmes ne pouvaient voter, étaient confinées dans leur cuisine : la moitié de la force de travail disponible ne pouvait participer à la création de valeur. Mais maintenant, dans la plupart des pays développées, les femmes font partie de la force de travail, de la sphère politique. De la même manière, aujourd’hui il y a les amateurs. Mais on freine leur participation, à cause du système actuel du copyright.
Ceci étant dit, dans le système existant, il y a tout de même des manières de se frayer des chemins pour élaborer des méthodes qui permettent le partage.
Les tenants du copyright disent défendre les auteurs.
Mais moi aussi, je pense que l’auteur doit être protégé. Mais le copyright n’a pas été conçu pour protéger les auteurs. L’auteur bénéficie très peu du copyright. Si vous êtes un professeur et que vous publiez un article, il vous faut payer pour voir votre article apparaître dans les revues scientifiques et c’est la revue qui dispose du copyright. Si vous voulez partager votre article avec un collègue en Afrique, dont la bibliothèque n’a pas accès à cette revue, vous ne disposez plus des droits. Dans la pratique, le copyright est utilisé pour protéger les investissements des distributeurs et des financeurs de la créativité, les compagnies qui paient les artistes. Et beaucoup d’artistes sont convaincus que c’est pour eux la seule manière de s’exprimer.
Je ne suis pas anti-copyright, je suis contre la manière dont il est utilisé dans la pratique aujourd’hui.
Pensez-vous que les Creative Commons soient une alternative viable au système actuel ?
Prenons un exemple typique, celui du groupe Nine Inch Nails. Il a sorti un album intitulé Ghosts I-IV , toute leur musique était diffusée sous une licence Creative Commons qui vous permettait de le télécharger gratuitement, de partager et de remixer les morceaux. Mais en même temps, ils ont lancé un site où étaient vendus des coffrets signés, à 25000 exemplaires pour le prix de 300 dollars et un livre-CD à 70 dollars ainsi que d’autres déclinaisons. Les coffrets se sont écoulés en quelques jours et en l’espace d’une semaine ils ont engrangé 1,6 millions de dollars. Ils ont donné la musique gratuitement, sans DRM, comme une sorte de publicité, mais ils ont réussi à faire de l’argent sur les artéfacts. C’est un nouveau business model, la version digitale de la musique devient une métadonnée pour promouvoir l’original. Je pense que l’internet en réalité valorise les choses et amène à accorder plus d’importance à l’authenticité, à l’expérience.
Autrefois, on ne pouvait s’adresser directement à l’artiste, obtenir une version signée de l’auteur, c’était compliqué sous le vieux système de distribution de CD. Maintenant avec le net, l’artiste est très proche du fan, ils peuvent se parler, se soutenir, et le fan sait que s’il achète le coffret signé directement par l’artiste, la plus grande partie de l’argent qu’il dépense va à l’artiste, et non pas aux multiples intermédiaires du circuit de distribution classique.
Ce modèle est-il valable pour les petits groupes obscurs ?
Je pense qu’il est même plus adapté encore pour eux. Si vous sortez un CD, que personne n’a entendu parlé de vous et qu’on ne peut vous écoutez qu’en achetant le disque, c’est très difficile de se créer une audience. Dans l’ancien modèle, il y a les radios ou les grosses chaînes comme MTV qui monopolisaient l’attention du public. Pour se faire connaître aujourd’hui, le meilleur moyen, c’est de faire une vidéo remarquée sur Youtube ou être mixé par un DJ. A l’époque, c’était de diffuser sa musique qui était la partie la plus difficile, maintenant c’est de se faire connaître.
Par exemple, une vocaliste de l’Ohio a mis ses a capella sur Ccmixter (site de remix sponsorisé par Creative Commons NDRL) et permis aux internautes de les remixer. Certains ont fait des versions hip hop, d’autres techno. Finalement, toutes ces créations ont donné lieu à un CD et une série de concerts… En diffusant la musique sur des licences permissives, ça permet aussi aux artistes de trouver des gens avec qui collaborer et c’est une manière de se faire connaître.
Vous êtes le nouveau responsable des Creative Commons, quelle va être votre mission ?
CC a commencé comme une sympathique et intéressante discussion académique entre professeurs de droit qui voulaient créer des licences qui changeraient le monde. La réponse a été très encourageante. Les premiers à adopter ces licences furent ceux dotés d’une certaine habilité technique, ou investis politiquement dans la culture du libre. CC est un mouvement assez similaire à Internet, créé par des scientifiques et des universitaires puis adopté par tous. Internet, c’est formidable parce que tout le monde l’utilise, c’est accessible partout et intégré dans nos technologies.
Pour qu’un mouvement comme Creative Commons, qui est à l’origine politique et idéaliste, devienne utile à la société, il faut que les CC deviennent apolitiques de manière à ce que tout le monde les utilise et que ça soit rentable. Il faut que les CC soient intégrées dans les infrastructures, dans les téléphones, dans les logiciels. Microsoft Office a un plug-in pour installer les licences CC, Yahoo et Google permettent à leurs utilisateurs de faire des recherches de films, photos et livres sous Creative Commons. Toutes les compagnies qui font du contenu doivent comprendre comment l’utiliser. Et pour que ce soit simple à utiliser, il faut que les compagnies pensent que ça va leur rapporter de l’argent et que ça va être bon pour leurs consommateurs.
CC est très utile pour les gens qui veulent s’exprimer. Par exemple un professeur qui autorise librement la traduction d’un article à condition de le créditer doit pouvoir faire ça simplement, avec des outils qui font automatiquement l’attribution. Et plus ce sera simple pour les gens de s’exprimer, plus les entreprises qui font les logiciels, les services et les infrastructures permettant de faire circuler ces contenus gagneront d’argent.
Ca va être ma mission, prouver que Creative Commons, c’est bon pour tout le monde et pas seulement pour les gauchistes ou les universitaires. Il faut que nous réussissions à convaincre les médias et les entreprises que nous ne sommes pas une menace. Dans le passé, il y a toujours eu un combat entre la culture libre d’un côté et Hollywood de l’autre. Il faut que ça sorte des débats universitaires pour qu’on s’en saisisse concrètement dans les entreprises.
Freesouls, votre livre à paraître en septembre, teste ce modèle CC ?
A l’origine, ce projet part d’un constat, beaucoup de personnes sur Wikipédia n’ont pas leur photo. J’ai commencé à photographier mes amis quand j’ai réalisé que les photos de personnages connus étaient rarement disponibles gratuitement. J’ai trouvé un éditeur prêt à sortir le livre, et j’ai décidé de mettre également mes photos en ligne, disponibles gratuitement sous licence CC. Je suis curieux de voir si ça marche ou pas, si ça va aider à vendre le livre.
Est-ce que la poussée des amateurs menace les professionnels ?
Au contraire. Je suis un photographe amateur, en m’améliorant, j’apprécie toujours d’avantage le travail des professionnels, chaque année j’achète plus de livres sur la photo. Des photographes professionnels m’ont dit qu’ils gagnaient désormais moins d’argent en publiant leur photos dans la presse, mais en faisant des vidéos et des livres pour des amateurs éclairés. Les amateurs sont une sorte de nouveaux marché pour les professionnels. On apprécie d’autant plus leur expertise lorsqu’on s’y colle soi-même. C’est pareil pour les gens qui commencent à bloguer et qui réalisent que ce n’est pas si simple d’écrire un article. D’ailleurs, la plupart des blogueurs font des liens sur les sites des médias généralistes. Sur Wikipédia, la règle, c’est qu’on ne peut rien écrire qui ne renvoie à une citation issue d’un livre ou d’un journal. Wikipédia en fait, ce n’est pas du contenu amateur, c’est une interprétation amateur qui fait un lien la plupart du temps vers du contenu professionnel.
Les amateurs gagnent rarement de l’argent pour leur participation. Ce sont avant tout les fournisseurs de plate-forme de contenus qui tirent un bénéfice de ce soi-disant « partage ».
Je ne pense pas que les amateurs se sentent exploités. Flickr fait de l’argent avec mes photos. Mais pour moi, ça vaut le coup de pouvoir montrer mes photos sur Flickr, d’être capable de les partager, que de nombreux personnes puissent venir commenter mes images et les utiliser. Beaucoup de choses qui vous rendent heureux dans la vie ne s’achètent pas avec de l’argent.
Mais prenons un exemple très différent, celui d’un village au fin fond du Brésil dans lequel on a introduit un ordinateur, la première chose que les villageois veulent faire, c’est mettre en ligne les photos de leurs créations artisanales, les montrer, entrer en contact avec les gens et peut être donner envie de les acquérir. Pour eux la valeur de l’internet c’est pas de « downloader », c’est « d’uploader ».
Je suis souvent stupéfait de l’arrogance des entreprises qui traitent les gens comme des consommateurs et sous estiment leur désir de simplement communiquer les uns avec les autres, de partager. Le karaoké est un bon exemple. La musique est horrible, mais tout le monde y va, parce qu’on peut participer.
En France, la nouvelle loi Internet et Création réprime lourdement le téléchargement illégal. Quelle est votre position ?
En ce qui me concerne, je ne télécharge pas de musique illégale. Il y a suffisamment de sites qui proposent de la musique sous Creative Commons et j’en achète aussi sur itunes. De plus en plus, il sera possible d’écouter une bonne qualité de musique sans briser les lois. Le succès d’iTunes démontre aussi que les gens sont prêts à payer si le téléchargement légal est facilité. En revanche, c’est difficile d’empêcher les gens qui n’ont pas d’argent et les gamins de télécharger.
Ceci dit, je trouve que les gouvernements et les industries qui vendent de la musique sont stupides de se focaliser sur le téléchargement. Traiter ses clients de criminels et se les aliéner au lieu de s’adapter à eux, ce n’est pas vraiment très malin en terme d’affaire. Ils feraient mieux de réfléchir à comment faire pour que les gamins n’aient pas à changer leur comportement et qu’ils n’enfreignent pas la loi. Il faut garder en mémoire que la seule raison qui fait que la musique ou le cinéma existe, ce sont les fans. Si on commence à menacer tout le monde de procès, les gens vont simplement s’arrêter d’acheter de la musique. Et tout le marché s’effondrera. Les majors ont déjà quasi détruit le hip hop en empêchant de sampler la musique.
Comment voyez-vous le futur d’internet ?
J’ai une vision assez pessimiste de l’avenir. Il y a 50% de chance pour qu’Internet soit morcelé à l’avenir. Les risques sont à tous les étages. Je crains que les gouvernements ne s’impliquent trop dans les affaires de l’Icann, les noms de domaine, les adresses IP. La peur du terrorisme, de la pédophilie, de la pornographie va sans doute augmenter le contrôle et remettre en cause l’anonymat.
Dans nos contrées, nous avons des démocraties qui fonctionnent mais ailleurs, en Iran par exemple ou au Zimbabwe, l’internet est le seul moyen pour s’élever contre les régimes. Et les décisions qu’on prend concernant l’internet dans nos pays affecte le reste du monde. Chaque fois qu’on combat le spam, la fraude, on rend plus difficile la participation des gens, l’expression anonyme, or l’internet c’est le seul endroit où ces gens peuvent s’exprimer anonymement sans crainte.
Vous êtes également un joueur assidu de World of Warcraft et un défenseur du jeu vidéo ?
La génération qui est au pouvoir actuellement n’a jamais joué au jeu vidéo contrairement à la nôtre qui a grandi avec ce médium. Lorsqu’elle va partir à la retraite, la stigmatisation dont souffre le jeu va disparaître… On va commencer à utiliser les métaphores du jeu vidéo dans le monde réel. Quand je dirige ma guilde dans World of Warcraft – la We know Team comporte 250 membres, avec une grande diversité sociale : un policier, des barmen, un soldat en Irak, un prêtre, une infirmière, une mère au foyer, une fille de 8 ans — je coordonne 40 personnes pour l’attaque d’un donjon, il faut que je tienne compte de l’état mental de mes troupes. C’est très similaire lorsqu’il faut diriger une équipe dans une compagnie, et réussir à motiver tout le monde sur un projet. Même si l’univers de World of Warcraft a peu de similitude avec un Macdo, ça vous apprend sans doute plus sur le management que si vous étiez dans une simulation réaliste.